Normes linguistiques et textuelles : émergence, variations, conflits
Les réflexions sur les normes linguistiques n’ont pas manqué ces dernières années, qu’il s’agisse des régularités d’usages susceptibles de faire l’objet d’une description (norme « objective »), des normes prescriptives de « bons usages » langagiers, ou de la norme comme cadre de perception des usages majoritaires/minoritaires, prescrits/proscrits (Branca-Rosoff & Ramognino 2007). On trouvera dans la bibliographie qui suit cet appel quelques références, sans prétention aucune à l’exhaustivité. Cette notion à la fois nécessaire et controversée repose sur le paradoxe qui consiste pour les usagers d’une langue à objectiver (individuellement et/ou collectivement) c’est-à-dire à considérer comme un donné (certes historique mais souvent déshistoricisé), des usages ou des prescriptions/ sélections/valorisations socialement construites (Kaufmann 2002).
Pour mieux saisir la nature et les implications de ce paradoxe, nous proposons d’axer les contributions sur des situations où l’on peut observer la coexistence de normes différentes dans un même espace social (aussi bien dans les productions d’un locuteur donné que dans les variations entre les locuteurs). Nous souhaiterions centrer les travaux sur les réactions des locuteurs face à l’émergence d’une nouvelle norme, que cette émergence soit « spontanée » (résultant de l’évolution d’une langue dans une société donnée) ou émane d’une volonté revendiquée (institutionnelle, militante, artistique etc.) :
- quand et pourquoi les locuteurs modifient-ils consciemment leurs façons de parler ou d’écrire, apportent-ils une contribution originale, ou résistent-ils à la norme émergente ?
- comment sont-ils amenés soit à choisir soit à faire coexister des normes différentes en fonction de leurs stratégies, de leurs positionnements ou de leurs buts communicatifs ?
- comment explicitent-ils le cas échéant leurs préférences ou expriment-ils leur perplexité ?
Compte-tenu des orientations de l’équipe SéLeDis, les contributions souhaitées pourront porter sur la sémantique lexicale, la terminologie, la textualité ou la prosodie, selon une approche synchronique et/ou diachronique. Nous proposons ci après quelques orientations spécifiques relatives à ces quatre domaines. Seront privilégiées les contributions qui articuleront les réflexions théoriques et des analyses de corpus ou des études de cas.
Sémantique lexicale
Pour un même référent, le paradigme désignationnel (Mortureux) disponible propose généralement des variantes diastratiques, diatopiques, diaphasiques, mais aussi, dans certains cas, idéologiques, qui coexistent en synchronie.
Les contributions pourront envisager les questions suivantes :
- quels sont les processus par lesquels les locuteurs éliminent tel ou tel lexème, le relèguent dans des emplois spécialisés, ou au contraire en promeuvent l’emploi ? Peut-on évaluer la part des raisons internes à la langue (changements morphologiques notamment) et celle des facteurs historiques et sociaux ?
- comment se diffusent les néologismes de forme ou de sens ? Peut-on appréhender notamment le rôle joué par les médias et par les nouveaux supports (Internet, téléphones « intelligents ») accueillant les blogs, textos, tweets et autres SMS ?
- quel rôle jouent les instances normatives (dictionnaires, académies, commissions, institution scolaire) dans ces conflits de désignations ?
- comment les variations sont-elles prises en charge par les locuteurs (présence ou absence de gloses, recours à des autorités, etc.) ?
On privilégiera pour traiter ces questions des analyses de corpus mettant en évidence la coexistence ou le conflit entre plusieurs désignations et permettant d’éclairer les connotations attachées à tel ou tel lexème et les débats que suscite son emploi. Des travaux sur le renouvellement des clichés et de la phraséologie seront les bienvenus et l’on appréciera que les contributions incluent une réflexion méthodologique sur le traitement des observables.
Terminologie
Que l’on s’intéresse à l’émergence (spontanée) de termes ou au volontarisme linguistique en matière de terminologie, la question des normes reste centrale. En dépit d’une aspiration à l’universalité des concepts, on observe des divergences en fonction des pratiques et des points de vue : conflits entre terminologie des experts et terminologie des usagers, choix discordants de catégorisation des concepts en fonction du niveau de spécialisation des textes ou des objectifs en matière d’organisation des connaissances, etc. Une norme terminologique peut rejeter un terme pourtant productif dans le discours des usagers, mais dont le contenu sémantique serait encore insuffisamment stable. La définition terminologique doit être en accord avec l’interprétation des experts relative aux domaines modélisés mais s’expose à entrer en conflit avec « l’usage ».
Outre une description de ces phénomènes, les propositions pourront analyser les tentatives (opérantes ou vaines) de résolution de ces conflits de normes.
Textualité
Au niveau textuel, on pourra se demander non seulement comment le texte se positionne par rapport aux normes langagières et discursives dans lesquelles il s’inscrit (cas de tension entre différentes logiques textuelles, concurrence par exemple entre l’intégration syntaxique et la dynamique informationnelle…) mais aussi comment et dans quelle mesure le texte est susceptible de construire sa propre norme d’interprétation (sèmes afférents, lexèmes polysémiques, travail des figures du discours…).
Le rapport du texte à la norme pourra également être abordé sous l’angle des imaginaires langagiers et retracer la fortune de faits textuels précis fonctionnant comme des “marqueurs” de norme par rapport à un moment particulier de la langue (potentiel normatif de la périphrase précieuse, morphèmes temporels et modaux, enchâssements syntaxiques, formes du discours représenté…).
On pourra envisager de ce point de vue la question de la traduction, soit que l’on s’intéresse aux difficultés de prise en charge, dans la langue d’arrivée, de la norme « singulière » du texte source, soit que l’on s’attache à comparer les différentes traductions d’un texte classique en diachronie, révélatrices de la double évolution des canons de traduction d’une part, des imaginaires langagiers d’autre part.
Prosodie
Nous proposons d’aborder les conditions qui favorisent les innovations prosodiques et l’étude descriptive de ces phénomènes à partir de l’analyse acoustique et/ou perceptive. L’apparition de nouveaux patrons mélodiques peut être expliquée par différents phénomènes dérivés du contact entre deux langues ou dialectes. Au sein d’une variété régionale, le changement commence souvent par le niveau segmental, dont des réalisations phonétiques particulières peuvent entraîner une intonation autre que celle de la norme nationale. Les propositions pourront analyser ces situations d’émergence linguistique. Elles pourront porter également sur la façon dont se construisent et évoluent les jugements de la communauté linguistique sur des patrons intonatifs considérés comme prestigieux ou au contraire fortement stigmatisés.